Réputée pour son mordant, Laetitia Avia, députée de La République en Marche d'origine togolaise, défend une proposition de loi qui restreindra considérablement la liberté d'expression sur internet...
Loi Avia: l’inquiétant précédent en matière de liberté d’expression
Si l’on veut avoir une idée des conséquences possibles de la proposition de loi de lutte contre la haine sur internet portée par la député LREM Laeticia Avia, alors il convient de porter la plus extrême attention au sondage récemment publié en Allemagne par le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ). Ce sondage réalisé par l’Institut für Demoskopie Allensbach porte sur la perception par les Allemands du droit à la liberté d’expression. Compte tenu du fait que la proposition de loi Avia est la copie conforme de la loi allemande NetzDG du 1er octobre 2017 qui oblige les réseaux sociaux (Facebook et Twitter principalement) à organiser «le retrait des contenus illicites sous 24 heures sous peine de lourdes sanctions financières», il n’est pas interdit de penser que les mêmes causes produiront les mêmes effets.
Que nous apprend le sondage allemand? Qu’il est de moins en moins possible d’exprimer son opinion dans l’espace public allemand, que «des lois non écrites» tracent une frontière de plus en plus imperméable entre les opinions socialement acceptables et les opinions qu’il convient de réserver à la seule sphère domestique.
Près des deux tiers des citoyens interrogés sont convaincus qu’ «aujourd’hui, il faut être très prudent sur les sujets sur lesquels on s’exprime» tant le fossé s’est creusé entre «les opinions acceptables» et celles qui le seraient moins. Parmi les sujets inacceptables, arrive en tête «la question des réfugiés … suivis des opinions que l’on peut avoir sur les musulmans et sur l’islam». 71% des Allemands interrogés estiment devoir faire preuve de prudence sur la question des migrants. Toutes les références «au nazisme et aux juifs entrent dans la catégorie des sujets devenus très sensibles» indique une majorité de personnes interrogées. Pour un peu moins de la moitié des sondés, «l’extrémisme de droite et les discussions sur l’AfD» sont aussi des sujets qu’il est presque tabou d’aborder en public.
Le nombre de sujets tabous a aussi augmenté. Le sondage ajoute que «de larges couches de la population ont le sentiment qu’il faut faire preuve aujourd’hui de la plus extrême prudence sur des sujets tels que le patriotisme, l’homosexualité ou le genre».
En revanche, une majorité d’Allemand respire librement et se sent en droit de s’exprimer publiquement sur «des sujets comme la protection du climat, l’égalité des droits, le chômage ou l’éducation des enfants», Là, l’expression franche en public est «permise» (les guillemets sont de l’auteur).
Point très intéressant, le sondage allemand exprime un doute sur la motivation des élites dirigeantes. «La population n’est plus tellement sûre que les élites qui prônent l’intégration européenne au sein d’une économie mondialisée aient une quelconque estime pour la nation (allemande)...» En fait, les Allemands se demandent s’ils ne risquent pas «d’être considérés comme des extrémistes de droite s’ils se déclarent patriotes». Pour un tiers des personnes interrogées, les hommes politiques qui ne veulent pas s’exposer à de violentes attaques doivent éviter «d’exprimer (publiquement) un quelconque sentiment de fierté nationale».
Le sentiment que les sujets qui préoccupent le plus n’ont plus droit de cité est illustré par le fait que 62% des Allemands pensent qu’un homme politique verrait son avenir sérieusement compromis s’il s’avisait d’exprimer l’idée que l’islam a trop d’influence en Allemagne. 22% seulement seraient choqués de voir exprimée une idée similaire dans la sphère privée. L’idée qu’on «en fait trop pour les migrants» est également perçue par la majorité des sondés comme une idée à risque si cette idée est exprimée publiquement. Mais ils ne sont plus qu’un tiers (31%) a trouvé choquante la même idée exprimée en privé.
Les auteurs du sondage mettent carrément les pieds dans le plat en affirmant que «nombre d’Allemands ont le sentiment que le contrôle social s’est renforcé sur l’expression publique et que les comportements et les propos publics font désormais l’objet d’une surveillance renforcée».
La loi NetzDG n’est pas seule responsable du sentiment général qu’ont les Allemands de vivre sous surveillance, un sentiment exprimé plus fortement encore par les Allemands qui vivent dans les territoires de l’ex-République démocratique allemande, lesquels gardent encore frais dans leur mémoire la pesante surveillance de la Stasi, la police politique du régime.
En Allemagne, des procès ubuesques ont été intentés à des citoyens qui tentaient d’exprimer leur inquiétude sur la politique migratoire de la chancelière Merkel. L’analyste Judith Bergman rappelle dans un article récent du Gatestone Institute qu’ «en 2016, un couple marié, Peter et Melanie M., ont été poursuivis en justice pour avoir créé un groupe Facebook très critique de la politique migratoire du gouvernement… Dans son verdict, le juge a déclaré: «le groupe se définit par une série de généralités qui ont un arrière-plan clairement de droite.» Peter M. a été condamné à neuf mois de prison avec sursis et son épouse à une amende de 1 200 euros. Le juge a ajouté: «Vous comprenez j’espère, la gravité de la situation. Si nous nous revoyons à nouveau, c’est la prison.»
Judith Bergman ajoute qu’ «en août 2017, le tribunal d’instance de Munich a condamné le journaliste Michael Stürzenberger à six mois d’emprisonnement avec sursis pour avoir publié sur sa page Facebook une photo du grand mufti de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, serrant la main d’un haut dignitaire nazi à Berlin en 1941. Le procureur a accusé Stürzenberger d’avoir «incité à la haine contre l’islam» et d’avoir «dénigré l’islam».
Aucun sondage du type de celui qu’a publié le Frankfurter Allgemeine Zeitung n’a été mené en France. Si la chose se produisait, faudrait-il s’étonner d’obtenir des résultats similaires? Les procès intentés en série en France à Eric Zemmour, à Marine Le Pen, à Georges Bensoussan ou à Mohamed Louizi pour avoir émis des propos jugés offensants pour l’islam et les musulmans ne sont pas très différents du procès qui a été intenté en Allemagne au journaliste Michael Stürzenberger. Tous ces procès montrent que la machine judiciaire est lancée à plein régime pour redéfinir ce qui est de l’ordre du dicible dans la sphère publique de ce qui ne l’est pas. En d’autres termes, pour les élus comme pour les juges, l’acceptation de la «diversité» passe par une restriction de la liberté d’expression.
En France, comme en Allemagne, en Angleterre ou en Suède les pouvoirs publics pensent que tolérance et liberté d’expression s’excluent l’un l’autre. La diversité culturelle aurait donc pour corollaire obligé un lissage et une uniformisation de l’expression.
En réalité, ce que les démocraties sont en train de perdre ou ce à quoi elles ont entrepris de renoncer est un élément clé de ce qui constitue la vie en démocratie. La démocratie n’a pas été conçue pour protéger la sensibilité de telle ou telle partie de la population. La liberté d’expression en démocratie repose précisément sur le droit à offenser. Une société multiculturelle devrait, plus encore qu’une société homogène sur le plan ethnique, marquer sa préférence pour la liberté d’expression. «La liberté d’expression fait surtout sens dans une société qui est tolérante à l’égard de ceux avec lesquels on est en désaccord. Historiquement, tolérance et liberté d’expression sont des prérequis plutôt que des extrêmes qui s’opposent.
Dans une démocratie libérale, ils devraient être étroitement entrelacés» écrit Flemming Rose, l’ex- rédacteur en chef du Jylland Posten, dans Tyranny of silence, un ouvrage malheureusement non traduit en français. Rappelons-le, le Jylland Posten est ce journal danois qui a pris l’initiative de publier quelques caricatures de Mahomet, lesquelles ont mis le Moyen Orient et une partie de l’extrême Orient à feu et à sang, tuant des dizaines de personnes.
Les Allemands devraient eux se réjouir de voir la liberté d’expression réservée à la sphère domestique. Les Français eux, n’ont pas cette chance. Le 3 août 2017, peu après l’élection d’Emmanuel Macron, un décret a rendu passible des tribunaux toute personne qui tiendrait des propos jugés offensants dans la sphère domestique.
Yves Mamou (Figaro Vox, 2019)